Les sanctions économiques sont revenues sur le devant de la scène médiatique avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022. Dès le début de l'invasion russe en Ukraine, l'Union Européenne a mis en place plusieurs séries de sanctions économiques et financières. Elles apparaissent comme une réponse proportionnelle à des défis qui ne sont pas directement vitaux pour un État qui les émet. Elles permettent d'exprimer un désaccord à un coût relativement faible, par comparaison à une intervention militaire. Au-delà de l'expression de ce désaccord, à quoi servent-elles ?
Les sanctions économiques consistent en des mesures restrictives de nature commerciale, monétaire ou financière, imposées par un ou plusieurs États à l'encontre d'un autre État. Elles se distinguent des sanctions de nature politique ou militaire. Si elles sont le fait d'un État, on parle de sanctions unilatérales. Lorsque les sanctions sont adoptées par plusieurs États, on parle de sanctions multilatérales. Dans le cas des sanctions à l'encontre de la Russie, il s'agit de sanctions multilatérales, car elles ont été prises par les pays de l'Union Européenne. D'autres pays comme les États-Unis, l'Australie ou le Japon ont également mis en place des sanctions. La Russie a quant à elle pris des mesures de représailles.
Pluralité d'objectifs et diversité des mesures
Dans les travaux économiques, l'objectif des sanctions économiques est d'exercer une pression sur le pays cible, en touchant le bien-être et les ressources du pays. L'objectif affiché est le changement de comportement du pays cible. Il s'agit alors de faire respecter le droit international, de lutter contre les crimes de guerre et crimes contre l'humanité, d'éviter la prolifération des armes de destruction massive, de favoriser le respect des droits de l'homme, de réduire le soutien au terrorisme, de changer un régime politique, etc.
Il est possible de classer ces objectifs selon leur niveau d'ambition. Par exemple, l'abandon d'une intervention militaire peut être considéré comme très ambitieux. Rappelons-nous l'invasion du Koweït par l'Irak dirigé par Saddam Hussein. L'objectif de non-prolifération nucléaire peut être classé comme "relativement ambitieux", et le règlement d'un litige commercial comme "de portée modeste".
Barber (1979) met en évidence les objectifs politiques de ces sanctions. Selon sa dénomination, le changement de comportement du pays cible est l'objectif primaire. Il existerait aussi des objectifs secondaire et tertiaire. L'objectif secondaire est la démonstration de la capacité d'agir de l'État émetteur pour des raisons de politique intérieure. L'objectif tertiaire est l'impact sur les relations internationales, et la défense de certaines valeurs.
Les sanctions économiques sont de diverses natures. Il existe des sanctions commerciales, comme les embargos sur certains produits, la réduction des quotas d'importations voire le boycott. D'autres sanctions sont monétaires, comme les restrictions à l'utilisation d'une devise. D'autres encore sont des sanctions financières, comme les restrictions sur les investissements directs, les transactions bancaires ou le gel des avoirs. On peut citer comme exemple l'éviction de certaines banques russes du système d'information sur les virements bancaires "Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication" (SWIFT), ou l'interdiction de tout financement public ou investissement en Russie.
Courte histoire des sanctions économiques et politiques
Depuis l'Antiquité
L'Histoire des sanctions économiques remonte à l'Antiquité, et le décret de Mégare. En effet, en 432 avant J.C., Athènes a appliqué une série de sanctions économiques à l'encontre des Mégariens. L'accès aux ports et aux marchés de plusieurs cités grecques appartenant à la même alliance militaire (la ligue de Délos) leur était interdit. S'en suivit la guerre du Péloponnèse (de 431 à 404 avant J.C.).
Des siècles plus tard, les sanctions économiques sont intégrées dans le pacte de la Société des Nations (SDN, article 16) en 1919. À l'issue de la Seconde Guerre mondiale, l'Organisation des Nations Unies intègre dans sa charte les sanctions économiques et leurs modalités (articles 41 et 42).
Complément ou substitut à la guerre, générales et ciblées
Les sanctions économiques peuvent accompagner ou remplacer l'intervention militaire. Sur la période récente, les sanctions économiques sont davantage utilisées de façon autonome, c'est-à-dire comme substitut à l'action militaire : les sanctions sont utilisées de manière autonome dans 60% des cas avant 1960, contre plus de 85% des cas depuis.
Les sanctions peuvent avoir un spectre plus ou moins large. Elles peuvent être globales, comme les embargos ou les boycotts, ou cibler certaines entités ou individus, comme les interdictions de déplacement, ou le gel des avoirs.
Par exemple, le conseil de sécurité des Nations Unies a imposé un embargo commercial à l'Irak dans les années 1990 à la suite de l'invasion du Koweït. Ces embargos commerciaux ont exclu le pays cible des marchés et ont eu un coût humanitaire très élevé. L'impact sur la population civile a été très important. En Irak, ces mesures ont participé au développement de la malnutrition et des maladies, développement renforcé par les bombardements de la guerre du Golfe de 1991. L'embargo commercial a réduit la capacité de Bagdad à importer des armes, et l'a affaibli du point de vue militaire, mais n'a pas réussi à faire quitter Saddam Hussein du Koweït en 1990. Ce régime de sanctions globales a été très critiqué du fait de son coût humanitaire, et son efficacité discutée. Cela a mené à l'accroissement de l'usage des sanctions ciblées, à la place des sanctions globales.
Cette inflexion vers des sanctions plus ciblées s'opère depuis les années 2000. Elles ont pris le nom de sanctions smart, ou sanctions intelligentes, car, contrairement aux sanctions globales, elles limitent les effets négatifs sur les innocents (comme la population civile). L'utilisation du terme vient de la terminologie smart bomb ou "missile guidé". Le gel des avoirs d'un individu ou une entité est un exemple classique de sanction dite intelligente.
L'efficacité des sanctions
La littérature économique a beaucoup débattu de l'efficacité des sanctions (Antonin, 2022). Pour mesurer cette efficacité, il faut préciser l'objectif retenu. On distingue ainsi l'objectif politique (par exemple, un changement de régime, ou l'abandon de l'intervention militaire) de l'objectif de pression économique. Ce dernier objectif peut être évalué du point de vue macroéconomique à l'aune des grands indicateurs comme la balance des paiements du pays ciblé, ou l'évolution du produit intérieur brut (PIB). Concernant les sanctions ciblées, comme le gel des avoirs, l'impact est moins perceptible au niveau macroéconomique, et doit être analysé de façon plus fine.
Le coût des sanctions et les entreprises
Outre le coût administratif public de l'application des sanctions, celles-ci affectent également les entreprises des pays émetteurs, et ceci de plusieurs manières. L'effet direct est par exemple l'impact sur les ventes des entreprises du pays émetteur, les carnets de commandes des entreprises du pays émetteur pouvant se réduire. L'autre effet, moins visible, est lié au coût des nouvelles obligations créées par les sanctions.
La mesure du gel des avoirs impose par exemple aux entreprises de surveiller leurs clients. Certaines personnes ou certaines entités sont "bloquées". Elles apparaissent alors sur des listes officielles. Dès lors qu'une personne est listée, ses biens doivent être gelés immédiatement. Ces avoirs peuvent être des yachts, des biens immobiliers, des fonds placés, etc. Les entreprises doivent donc mettre en place une organisation et des procédures internes pour l'application des mesures de gel.
L'application de ces sanctions est coûteuse pour les entreprises, qui peuvent être tentées de ne pas les respecter. Le non-respect de ces mesures peut mener à des condamnations par les tribunaux. Ces décisions de justice peuvent parfois avoir une portée extraterritoriale, par exemple si un employé du pays émetteur est concerné ou la devise nationale utilisée. La banque BNP Paribas a été poursuivie et lourdement sanctionnée en 2015 par un tribunal américain pour non-respect des sanctions américaines, allant ainsi à l'encontre de l'International Emergency Economic Powers Act et du Trading with the Enemy Act.
À l'inverse, certaines entreprises choisissent parfois d'aller au-delà des sanctions internationales, pour des raisons éthiques ou en réponse à la pression des consommateurs ou des employés. On parle alors de sanctions privées. Dans le cas du conflit russo-ukrainien, certaines entreprises ont ainsi décidé de quitter la Russie. Néanmoins, cette décision n'est pas prise systématiquement comme l'illustre la liste de l'école de management de Yale. Cette liste rend publique les entreprises étrangères ayant encore des activités économiques en Russie.
Le contournement des sanctions par le pays cible et les représailles
Ces mesures ne sont efficaces que si leur contournement n'est pas trop aisé. Autrement dit, le contournement des sanctions, lorsqu'il est possible, doit être difficile et coûteux. Thomas C. Schelling, Prix Nobel d'économie en 2005, et théoricien des jeux spécialiste des conflits, fait cette remarque : "La question pertinente est de savoir si mon adversaire doit acheter une balle en sachant que je peux réduire à néant son investissement avec un gilet pare-balles. Il a gaspillé son argent si le gilet est bon marché, fait un excellent investissement si mon gilet est cher, et si on lui demande ce qu'il a accompli en achetant sa balle, il devrait avoir le bon sens de dire qu'il m'a imposé un coût, et non qu'il espérât me tuer et qu'il était frustré" (cité dans Ahn et Ludema 2020, Schelling 1967). Par exemple, le contournement de SWIFT par la Russie, avec le développement d'un nouveau système de transaction interbancaire, n'annule pas l'effet de la mesure d'éviction si cela représente un coût significatif pour la Russie.
Enfin, le pays cible peut réagir avec des mesures économiques de représailles. La Russie a ainsi pris plusieurs contre-mesures, comme le paiement des exportations en roubles ou le contrôle des capitaux. Ces représailles sont à la fois coûteuses pour la Russie et les pays occidentaux.
Les problèmes de coordination entre pays émetteurs
Les États peuvent avoir des difficultés à trouver un accord concernant les sanctions. L'efficacité des sanctions est renforcée par le nombre de pays qui y participent. Or, il n'est pas toujours aisé de trouver un soutien international (par exemple, au sein du Conseil de sécurité de l'ONU), ni même régional (au sein de l'Union Européenne). Comme nous l'avons vu, les sanctions sont coûteuses pour le pays cible, mais également pour les pays émetteurs. On retrouve donc le problème bien connu en économie de passager clandestin et de contribution à un bien collectif, qui peut affecter significativement le pouvoir dissuasif des sanctions économiques et financières.
L'exemple du conflit en Ukraine
Dans le cas du conflit russo-ukrainien, les premières sanctions appliquées par l'Union Européenne datent de 2014, à la suite de l'annexion de la Crimée. Les mesures de restrictions sont multilatérales, car adoptées par un groupe de pays. Après l'invasion de l'Ukraine en février 2022, plusieurs nouveaux trains de sanctions ont été pris.
L'éventail des sanctions est vaste : embargo sur les produits de luxe, les armes, les drones, les biens et technologies des secteurs marin, aérien et spatial ; interdiction d'importation de certaines matières premières ; mesures financières... L'objectif du Conseil européen est d' "affaiblir la base économique de la Russie, la priver de technologies et de marchés critiques et réduire considérablement sa capacité à faire la guerre." La dissuasion n'est plus d'actualité, dans la mesure où l'invasion a eu lieu. Néanmoins, ce qui se passe dans le cadre du conflit peut servir d'exemple pour d'autres pays qui envisageraient une action militaire non conforme au droit international.
Le PIB de la Russie n'a semble-t-il reculé que de 3,4% en 2022 selon le Fond Monétaire International (FMI). Néanmoins, cet indicateur macroéconomique ne mesure qu'imparfaitement l'impact réel des sanctions sur la Russie (Allègre, 2022). La guerre en Ukraine en elle-même a affecté l'économie russe, ainsi que les contre-sanctions prises par celle-ci. Par ailleurs, l'objectif des sanctions occidentales n'est pas de faire souffrir la population russe, mais de limiter la capacité militaire du pays et potentiellement de déstabiliser le pouvoir en place.
L'Union Européenne s'est dotée de mesures ciblées, comme le gel des avoirs, qui concerne au 12 janvier 2023 1241 personnes et 118 entités, dont Vladimir Poutine, mais également des proches comme Serguei Lavrov, des hauts responsables politiques, militaires et économiques. L'impact de ce type de mesure ne peut être évalué sur le plan macroéconomique, mais nécessite des analyses plus détaillées.
Une efficacité à évaluer en fonction des objectifs
Juger de l'efficacité des sanctions nécessite de définir clairement leur objectif. Or, elles peuvent en avoir plusieurs. Un objectif politique, comme l'abandon d'une intervention militaire ou le changement de régime politique. Cet objectif peut être plus ou moins ambitieux, et le résultat doit donc être mis en perspective de cette ambition. Il existe souvent un second objectif, comme la pression économique et l'affaiblissement économique de l'État cible. Enfin, le troisième objectif est de répondre à une certaine demande sociale face à une situation allant à l'encontre du droit international.