Entretien de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec LCI le 10 janvier 2025, sur les tensions franco-algériennes, les réseaux sociaux, Elon Musk, l'investiture de Donald Trump, la situation politique en Syrie, le Liban et les relations avec l'Afrique.

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Média : LCI

Texte intégral

Q - Jean-Noël Barrot, bonsoir.

R - Bonsoir, Margot Haddad.

Q - Je suis ravie de vous recevoir en plateau. Nous avons beaucoup de questions, questions également de nos téléspectateurs sur l'actualité internationale. Aujourd'hui, le ministre de l'intérieur, Bruno Retailleau, a dénoncé le renvoi sur le sol français d'un influenceur algérien qui avait été expulsé. Donc, l'Algérie au centre du jeu. On l'écoute.

(...)

Q - Est-ce que vous reprenez les mots de Bruno Retailleau ? Est-ce que l'Algérie est dans une logique d'humiliation vis-à-vis de la France ?

R - D'abord, moi aussi j'ai été stupéfait, parce que cet influenceur que nous avons voulu expulser en raison de ses propos tenus sur les réseaux sociaux détenait un passeport, ce qui aurait dû conduire les autorités algériennes à l'accueillir dans son pays d'origine. Le fait qu'elles ne le fassent pas est un précédent, et c'est suffisamment grave pour provoquer notre stupéfaction. Il est désormais dans un centre de rétention administrative. Il est judiciarisé. Il sera traduit devant la justice. Il sera sans doute condamné, parce que la provocation sur les réseaux sociaux à la haine ou à la violence est passible d'amende, passible de peine de prison dans notre pays. Et j'ajoute que le juge pourra, s'il le juge opportun, prononcer à son encontre une peine de bannissement des réseaux sociaux. Je le sais parce que c'est grâce à une loi qui a été adoptée l'année dernière et que j'ai portée. Alors, ça ne répond pas à votre question sur l'Algérie, mais ça répond à votre question sur la stupéfaction, qui est celle de Bruno Retailleau et la mienne, que les autorités algériennes aient refusé de reprendre un de leurs ressortissants, qui était pourtant muni d'un passeport biométrique qui ne laissait aucun doute possible sur la nationalité de cet individu.

Q - Mais comprenez-vous tout de même qu'il y ait des citoyens français ce soir qui ne comprennent pas cette situation, le fait que cet homme soit expulsé du territoire français et ne rentre pas en Algérie et ne soit pas accepté par l'Algérie ? Est-ce qu'il ne faut pas simplement durcir le ton avec l'Algérie ?

R - Nous sommes très attachés à notre relation avec l'Algérie. Pourquoi ? Parce que c'est un grand peuple, parce que c'est un grand pays de l'Afrique et de la Méditerranée. Et d'ailleurs, en 2022, nous avons dressé une feuille de route qui a été signée par les deux présidents, le président Macron et le président Tebboune. Et de cette feuille de route, nous avons, si je puis dire, pris toute notre part, notamment sur le plan mémoriel, avec la commission Stora, avec des reconnaissances, jusqu'au mois de novembre dernier, par le Président de la République de l'assassinat de Larbi Ben M'hidi. Mais force est de constater que depuis quelque temps les autorités algériennes ont adopté vis-à-vis de la France une attitude d'hostilité. Nous sommes ouverts à un dialogue franc, à un dialogue ferme, mais pour un dialogue, il faut être deux. Et si les Algériens poursuivent cette escalade, cette posture d'hostilité que j'évoquais tout à l'heure, alors effectivement, nous n'aurons d'autres possibilités que de répliquer.

Q - Vous avez vu la situation avec Boualem Sansal. Le Président en a parlé lui-même à la Conférence des ambassadeurs. Un homme malade en prison, franco-algérien, qui est dans les geôles de l'Algérie, qui ne revient pas sur le territoire français. Et en face de ça, nous avons un influenceur que nous expulsons et qui revient en France parce que l'Algérie refuse. Vous voyez bien que la situation est tendue, Monsieur le Ministre.

R - Absolument. Elle est tendue, elle est extrêmement problématique. Quel est mon rôle dans cette affaire ? Mon rôle à moi, ce n'est pas ici, sur un plateau, de jeter de l'huile sur le feu. Mon rôle, c'est de régler les problèmes, que ce soit sur cette question d'influenceur qui n'est pas repris alors qu'il devrait l'être, que ce soit sur la question de Boualem Sansal. Mais je le dis très franchement : si les autorités algériennes m'y invitent, je suis prêt à me rendre sur place et à traiter tous ces sujets, tous ces problèmes, les uns après les autres, avec franchise et fermeté.

Q - Mais ne voyez-vous pas un décalage entre la position française et les déclarations de l'Algérie ? Le président algérien qui demande lui-même une statue géante de l'émir Abdelkader à Paris : ça ne vous surprend pas, tout ça ?

R - Si, je vous l'ai dit, les postures, les déclarations hostiles qui ont été celles des autorités algériennes, nous l'avons dit, ne sont pas à la hauteur de la relation entre nos deux pays. Je crois que, aujourd'hui, par exemple, l'Algérie s'honorerait à délivrer un visa à l'avocat français de Boualem Sansal pour qu'il puisse venir le défendre. Je crois que l'Algérie s'honorerait à mettre fin à la détention de Boualem Sansal, qui ne repose sur aucun motif crédible et sérieux.

Q - Tout de même, soyons concrets. Comment pouvons-nous nous engager dans un bras de fer ? Il y a différentes options qui semblent être sur la table. Nous avons Gabriel Attal, ce soir, qui dit qu'il faut dénoncer l'accord de 1968. Il y a également cette aide au développement. Est-ce qu'il ne faut pas, d'une certaine manière, couper un de ses liens, soit l'aide au développement, soit les accords de 1968 ?

R - Il y a tout un arsenal de ripostes diplomatiques, certaines choses que nous disons, d'autres que nous ne disons pas. Nous le ferons au rythme que nous jugerons le plus efficace et de la manière que nous jugerons la plus efficace, et en mobilisant tous les leviers, effectivement, à notre disposition J'ai d'ailleurs, pour l'Algérie comme pour d'autres pays où nous avons du mal à reconduire à la frontière les étrangers qui sont en France en situation irrégulière, [pour projet] de faire, dans les prochaines semaines, un point complet de leur situation ou de la situation des pays dans lesquels ils représentent la France et de faire des propositions sur les leviers que nous pourrions activer - ça peut être les visas, ça peut être l'aide au développement, ça peut être un certain nombre d'autres sujets de coopération - pour obtenir des résultats. Et c'est sur cette base-là, sous l'autorité du Premier ministre, avec le ministre de l'intérieur, que nous allons aller plus loin, pour faire en sorte que lorsqu'un étranger est en France en situation irrégulière, il soit effectivement reconduit à la frontière et renvoyé dans son pays.

Q - Est-ce qu'il y a une volonté, tout de même, de préserver l'Algérie, de par notre histoire avec l'Algérie, Monsieur le Ministre ? Est-ce que l'Algérie est traitée comme les autres pays ?

R - Avec tous les pays africains, sans exception, nous voulons fonder nos relations sur une perspective d'avenir et non pas en regardant vers le passé, même si les démarches mémorielles que nous avons engagées sont crédibles et sérieuses. Mais nous voulons refonder ces relations - nous l'avons fait récemment avec le Maroc - sur la base des intérêts que nous avons en commun, sur les complémentarités que nous avons avec ces pays, sur un continent voisin de l'Europe, avec lequel nous avons beaucoup à construire, ensemble. Et c'est ainsi que nous construisons nos relations : pas en regardant dans le rétroviseur, mais en regardant vers l'avant.

Q - Allons sur un autre dossier sur lequel vous avez eu des prises de position, sur Elon Musk, et notamment sur X. Certains vont même jusqu'à qualifier ce qu'il se passe d'ingérences. Vous dites que le bannissement de X était prévu dans nos lois. Est-ce que vous le souhaitez ?

R - Ce que je souhaite c'est que, quelles que soient les évolutions politiques aux Etats-Unis ou ailleurs, les murs porteurs de notre démocratie soient bien préservés et en particulier l'intégrité des élections. C'est ce que nous avons voulu préserver lorsque, il y a trois ans maintenant, en 2022, quand la France présidait l'Union européenne, nous nous sommes dotés de règles qui s'imposent aux plateformes de réseaux sociaux et qui les obligent à éviter que leur plateforme vienne mettre en cause, vienne mettre en danger le débat public et le débat électoral. Si elles ne le font pas, nous avons prévu des sanctions. Elles sont particulièrement lourdes : c'est 6% du chiffre d'affaires mondial pour les entreprises concernées et ça peut aller jusqu'au bannissement. C'est censé être suffisamment dissuasif pour décourager les plateformes de laisser faire et de ne pas se questionner sur la manière dont elles règlent les problèmes sur leurs plateformes. C'est la Commission européenne qui a la charge de faire respecter ces règles, que nous lui avons confiée. Si elle ne le fait pas, il faudra qu'elle puisse nous restituer, à nous les Etats membres - à nous la France, mais peut-être l'Allemagne ou la Pologne, qui ont des élections dans quelques mois - la possibilité de prendre nous-mêmes des mesures. Parce que nous n'accepterons pas que notre débat public soit pollué sur des plateformes de réseaux sociaux dont les règles seraient décidées par des milliardaires américains ou chinois. Ce n'est pas négociable. Le vote, les processus électoraux, les campagnes électorales doivent être protégés. C'est le fondement même, c'est le mur porteur de la démocratie. Cela n'est juste pas négociable.

Q - Monsieur le Ministre, nous sommes tout de même un pays souverain, comme vous venez de le rappeler. Mise à part la Commission européenne, est-ce que c'est le rôle de la France de fermer potentiellement une entreprise privée ?

R - Fermer ? Par exemple, suspendre l'accès à un réseau social ? Comme je vous le disais, quand en 2022 nous avons confié ces règles à la Commission européenne, c'était pour une bonne raison. C'est parce que nous pensions - et nous le pensons toujours, nous avons confiance dans la Commission - que la Commission, comme elle représente l'ensemble de l'Europe, aurait plus de poids pour imposer ces règles aux plateformes de réseaux sociaux que nous n'en aurions, nous, Etats membres. Et c'est sans doute vrai, parce que s'il n'y avait pas de règles au niveau européen, vous voyez bien que les Etats-Unis mettraient une pression folle sur certains pays peut-être un peu plus petits que la France ou certains pays européens pour obtenir de ne pas avoir de contraintes dans ces pays-là. Et donc, on a dit : "on le fait au niveau européen, pour que ce soit clair". Mais maintenant, il faut que la Commission européenne, qui a déjà en fait lancé des enquêtes contre X, contre TikTok, termine ses enquêtes, il faut qu'elle prenne les sanctions. Et à partir de là, quand les sanctions auront été prises, je pense que les géants de la Silicon Valley ou les plateformes chinoises comprendront que quand nous disons que nous voulons protéger la démocratie, ce n'est pas pour du beurre, c'est pour de vrai.

Q - Monsieur le Ministre, vous savez qu'il y avait un homme en charge de ces dossiers, c'était Thierry Breton, qui a été démis de ses fonctions, d'une certaine manière, remplacé par Stéphane Séjourné à la demande également, on pourrait le croire selon nos informations, d'Ursula von der Leyen. Est-ce que ce n'est pas vain, quand Thierry Breton n'est plus à la tête de ces affaires-là ?

R - Je crois que c'est à la Commission européenne et à ses dirigeants, à sa présidente, au commissaire en charge de faire respecter le droit dont nous nous sommes dotés... Quant à Thierry Breton, vous avez peut-être noté que cette semaine encore il s'est exprimé avec force pour rappeler que ces règles qu'il a portées sont récentes, mais elles s'appliquent et elles s'appliquent à tous, sans exception. Que l'on soit Chinois, que l'on soit Américain, si l'on est un patron de grande plateforme de réseaux sociaux, on doit prendre toutes les mesures pour éviter d'avoir un impact négatif sur les campagnes électorales, sur les débats électoraux. Et je le redis, on aura cette année - et même ce printemps - des élections très importantes en Allemagne, en Pologne. Hors de question qu'elles puissent être perturbées par les dysfonctionnements des réseaux sociaux, ou plus précisément par l'absence ou l'insuffisance d'efforts par leurs dirigeants pour contenir ces problèmes-là.

Q - Mais est-ce que nous ne sommes pas un peu contradictoires, Monsieur le Ministre, avec Elon Musk ? On le reçoit en grandes pompes pour ouvrir potentiellement une usine Tesla - ce qu'il a fait en Allemagne, finalement -, on utilise Starlink pour Mayotte, et puis on l'accuse d'être à la tête d'une "internationale réactionnaire". Est-ce que nous sommes vraiment cohérents sur ce sujet ?

R - Je veux saluer en Elon Musk un grand industriel de l'espace, de l'automobile. Et sans doute aurons-nous des discussions à avoir entre Européens et Américains sur l'avenir de l'industrie spatiale, sur l'avenir de l'industrie automobile. Mais les élections, le débat public, ça n'a rien à voir. Ce sont les murs porteurs, comme je le disais tout à l'heure, de notre démocratie. C'est notre trésor le plus cher. Et donc, sur ce sujet-là, intransigeance absolue. Hors de question qu'on vienne perturber le débat public ou le débat électoral.

Q - Vous êtes prêt à lui dire qu'il va trop loin ?

R - Je lui demande tout simplement de respecter les règles que nous nous sommes données démocratiquement il y a trois ans en Europe, sous impulsion française.

Q - Donald Trump va être investi le 20 janvier prochain. Vous avez été invité ?

R - Il est habituel, lors de ces investitures américaines, que ce soit le corps diplomatique sur place qui soit convié. Et c'est sans doute ce qui se passera cette année encore.

Q - Mais tout de même, vous avez vu la liste des invités, Monsieur le Ministre ? Javier Milei, Viktor Orban, Eric Zemmour, Sarah Knafo... Quel message ça envoie au monde ?

R - Ils sont invités par le parti républicain. Le parti républicain est libre de ces alliances. Je veux simplement signaler à ce sujet...

Q - Pas Xi Jinping, qui a été invité directement par Donald Trump, et qui a refusé de venir d'ailleurs.

R - C'est le parti républicain qui a fait ces invitations, qui ont une dimension politique et qu'il faut que le parti républicain puisse assumer. Il y a dans les noms que vous venez de citer des chefs d'Etat et de Gouvernement, il y a aussi des responsables politiques. Et on a vu Elon Musk cette semaine échanger avec les dirigeants d'un parti politique allemand d'ultradroite...

Q - L'AfD, Alice Weidel.

R - ...qui flirte avec des mouvances néonazies en Europe. Si effectivement - mais ce n'est pas encore le cas - Elon Musk est appelé à participer au Gouvernement, à l'administration américaine, alors il faudra que le parti républicain assume de lier son destin à des partis qui représentent tout ce que le parti républicain américain a toujours combattu.

Q - En plus de ça, Donald Trump pense rencontrer Vladimir Poutine. Les deux ont évoqué leur souhait de se rencontrer prochainement. Est-ce que cette rencontre doit se faire sans un acteur européen ?

R - Je crois que c'est Vladimir Poutine qui a demandé une audience à Donald Trump.

Q - Donald Trump a dit qu'il était prêt, en accord ?

R - Je pense que Donald Trump est parfaitement conscient que cette guerre d'agression lancée il y a bientôt trois ans par Vladimir Poutine sur l'Ukraine pose non seulement de lourds problèmes à l'Ukraine elle-même, à l'Europe également, mais aussi au reste du monde, puisque c'est un conflit qui s'est internationalisé, qui s'est étendu vers l'Asie et qui porte d'une certaine manière une atteinte désormais directe aux intérêts américains.

Q - Aux intérêts américains, avec une volonté expansionniste tout de même. Donald Trump a fait part de certaines déclarations sur le Groenland, le canal de Panama, le Canada. Quelle est votre réponse à cela ?

R - Je ne vais pas commenter l'ensemble des déclarations ou des tweets de Donald Trump. Si vous [me demandez si] je pense que les Etats-Unis d'Amérique envahiront le Groenland, la réponse est non. Est-ce qu'en revanche, nous sommes entrés dans une période qui voit le retour de la loi du plus fort et du rapport de force dans les relations internationales ? La réponse est oui. Et c'est la raison pour laquelle, dans cette période, nous ne devons pas nous laisser intimider, mais au contraire, nous devons être sûrs de ce que nous sommes, de ce que nous voulons et l'affirmer avec beaucoup de force. C'est vrai pour les frontières souveraines de l'Union européenne, c'est vrai pour les murs porteurs de la démocratie que sont le débat public ou les règles de vote, c'est vrai aussi pour un certain nombre de sujets qui sont des priorités absolues, qui ne sont pas négociables. Et ensuite, il faut que l'Europe continue de se renforcer, comme elle a commencé à le faire depuis sept ans, en se débarrassant de certaines de ses dépendances qui la rendent, je dirais, trop liée à certains de ses partenaires. Il faut qu'elle puisse se réarmer aussi, pour assurer une part plus grande de sa défense face à la menace qui, elle aussi, a grandi. Et il faut qu'elle soit plus compétitive pour éviter de se laisser distancer par la Chine, les Etats-Unis sur le plan technologique et industriel, pour là encore ne pas être la vassale de grandes puissances à l'autre bout du monde.

Q - Sur le dossier syrien, le chef de la diplomatie turque appelle Paris à rapatrier les djihadistes français emprisonnés en Syrie. Est-ce que c'est la voie qui sera choisie par la France ?

R - J'ai appelé mon homologue turc, Hakan Fidan, pour lui rappeler à quel point, sur l'avenir de la Syrie, les intérêts de la Turquie, de la France et de l'Europe, c'est, si je puis dire, d'avoir une Syrie stable, souveraine et unie, puisque nous avons tous beaucoup pâti de la situation provoquée par le régime criminel et sanguinaire de Bachar al-Assad, qui a provoqué des vagues migratoires sans précédent et laissé prospérer en son sein le terrorisme islamiste contre lequel nous avons combattu.

S'agissant du terrorisme en Syrie, puisque vous m'interrogez là-dessus, c'est précisément la raison principale, sans doute, de mon déplacement, il y a quelques jours, à la rencontre des représentants de la société civile sur place et puis de l'autorité de fait. Pourquoi ? Parce qu'il y a en Syrie des dizaines de milliers de combattants terroristes, de Daech notamment, qui sont aujourd'hui détenus dans des prisons gardées par les Kurdes. Les Kurdes ont été depuis dix ans maintenant nos alliés fidèles dans le combat que nous avons mené, en mobilisant nos moyens militaires, contre Daech en Syrie. Je rappelle que nous l'avons fait, encore une fois, le 31 décembre dernier, en bombardant avec des moyens militaires français une position de Daech sur place. Il y a, parmi ces dizaines de milliers de combattants terroristes là-bas, plusieurs dizaines de combattants terroristes français, qui sont donc détenus dans des prisons gardées par les Kurdes. Nous considérons qu'ils doivent être gardés là où ils ont commis leurs crimes, sous la surveillance des Kurdes - et, le moment venu, lorsque des accords auront été trouvés entre les Kurdes syriens et les autorités de fait, peut-être d'une nouvelle manière, mais c'est là-bas que se trouve leur place.

Je fais une exception, qui est celle des enfants, qui ne sont en aucun cas responsables des actes de leurs parents et qui, pour certains d'entre eux, ont été entraînés dans le Nord-Est syrien par leurs parents djihadistes. Chaque fois que ça a été possible, nous avons rapatrié et, une fois qu'ils étaient rapatriés, suivi les enfants de ces djihadistes, parce qu'ils n'avaient pas à payer pour les crimes de leurs parents. Et si c'est à nouveau possible - les conditions sont compliquées à réunir - nous le ferons à nouveau.

Q - Monsieur le Ministre, vous savez également que la Turquie a menacé d'attaquer militairement les Kurdes, notamment ces Kurdes, dont vous parliez, qui gardent ces prisons avec des djihadistes français à l'intérieur. Comment comptez-vous gérer ce dossier ?

R - En effet, certains groupes, soutenus par les Turcs notamment, ont menacé une ville qui s'appelle Kobané. Elle est située à l'ouest de ce vaste territoire qu'on appelle le Nord-Est syrien et qui est sous contrôle kurde. Cette ville de Kobané a pour les Kurdes une valeur symbolique très forte. Si les forces proches des Turcs avaient attaqué Kobané, que ce serait-il passé ? Les Kurdes du Nord-Est syrien auraient afflué pour défendre cette ville, qui a une valeur si particulière pour eux. Et c'est alors que Daech - qui, même si nous l'avons combattu, reste encore présent dans certaines parties de la Syrie - aurait afflué vers le Nord-Est syrien, en profitant de l'absence des Kurdes, pour ouvrir les prisons et libérer les combattants terroristes, ce qui est en réalité son principal objectif aujourd'hui. C'est pourquoi, avec nos partenaires américains, nous avons adressé, à la fois à la Turquie mais aussi à l'autorité de fait aujourd'hui en Syrie, des messages très clairs de retenue, pour ne pas que Kobané puisse être attaquée. Et lorsque j'ai rencontré le représentant de l'autorité de fait il y a quelques jours...

Q - Ahmed al-Charaa.

R - Ahmed al-Charaa, je lui ai redit qu'une attaque contre Kobané poserait des problèmes de sécurité majeurs, pour la Syrie bien sûr, mais également pour la France, l'Europe et les Etats-Unis. Il a répondu qu'il était parfaitement conscient de cet enjeu et qu'il avait instamment demandé aux autorités turques de faire preuve de retenue vis-à-vis de cette ville de Kobané.

Q - Vous lui faites confiance ?

R - Je ne fais pas de chèque en blanc. La France ne fait pas de chèque en blanc. Mais la France tient toujours la première ligne de défense de ses citoyens, des citoyens français. Et la première ligne de défense, c'est le dialogue. C'est pourquoi nous sommes allés là-bas.

Q - Comment vous le décririez, Ahmed al-Charaa ? Georges Malbrunot me disait sur ce plateau : "Ce sont des islamistes conservateurs". Vous emploieriez quel mot ?

R - Je ne sais pas quel mot on peut utiliser. Il faut être lucides sur le passé, à la fois de cet homme, des personnes qui l'entourent, des groupes avec lesquels il a formé une coalition pour renverser Bachar al-Assad. Il y a parmi eux des combattants qui ont été des terroristes islamistes, qui ont participé aux côtés d'al-Qaïda, aux côtés de Daech, à ce terrorisme que nous avons combattu.

Q - Exécutions de minorités, également.

R - Quant à lui, il a évolué. Il l'a combattu, après y avoir participé. Il a combattu le terrorisme, il a combattu al-Qaïda et Daech. Je crois qu'il est conscient aujourd'hui que le terrorisme, que Bachar al-Assad avait laissé prospérer en Syrie, est l'une des menaces les plus lourdes qui pèsent sur l'avenir du pays et il est résolu à le combattre. Mais nous le jugerons non pas sur les paroles, mais sur les actes. C'est en fonction des actes qui seront pris pour protéger les communautés, pour lutter contre le terrorisme, pour éviter la prolifération des armes chimiques du régime de Bachar al-Assad - qui pourraient être retournées non seulement contre le peuple syrien, mais contre d'autres, y compris contre nous -, c'est sur tout cela que nous jugerons ou que nous définirons le rythme de notre soutien au processus de redressement de la Syrie.

Q - Mais tout de même, cet homme a été reconnu terroriste mondial par les Etats-Unis, placé sous sanctions par l'ONU et la Suisse, ancien du Front al-Nosra, connu pour ses exactions, exécutions sommaires des minorités et des opposants. Ça laisse, pour les citoyens français, peu de preuves pour le moment pour faire confiance à cet homme. Vous le comprenez ?

R - On peut s'interroger sur les raisons pour lesquelles j'ai décidé, avec ma collègue ministre des affaires étrangères allemande, d'aller à sa rencontre.

Q - À qui il n'a pas serré la main, d'ailleurs.

R - Et la réponse est simple : il y a plusieurs dizaines de combattants terroristes islamistes détenus dans des prisons aujourd'hui en Syrie. Il y a des armes chimiques, conçues par le régime de Bachar al-Assad, qui sont dissimulées et disséminées en Syrie. Si moi je ne vais pas à la rencontre des autorités de fait pour leur exprimer les attentes très fortes qui sont les nôtres en matière de sécurité sur ces questions, qui protégera les intérêts des Français ? Qui protégera les Français ? C'est pourquoi j'y suis allé. Et ce que j'ai entendu m'a plutôt donné une forme de satisfaction. Pourquoi ? Parce que j'ai beaucoup insisté, avec ma collègue allemande, pour que les femmes soient respectées dans leurs droits et participent pleinement à la transition politique qui commence en Syrie.

Q - Vous trouvez que cette image est un gage ?

R - On pourra y revenir. Il nous a confirmé sur place qu'il accepterait, bien sûr, qu'il [donnerait] toute leur place aux femmes dans le comité indépendant qui va préparer le dialogue national qui va prochainement s'ouvrir en Syrie. Une autre de mes demandes était de permettre à l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques, c'est-à-dire l'organisme international qui lutte contre la prolifération et la dissémination des armes... Je lui ai demandé qu'une mission puisse se déplacer prochainement en Syrie pour venir faire l'état des lieux et commencer les destructions. Il a non seulement accepté d'accueillir cette mission, mais il l'a déclaré publiquement. Donc ce sont des premiers pas. Mais je l'ai dit, nous ne faisons aucun chèque en blanc et nous jugerons cette autorité de transition sur les actes, et en particulier sur sa capacité à faire avancer les Syriennes et les Syriens sur le chemin de la souveraineté, la stabilité et l'apaisement.

Q - Il nous reste peu de temps, Monsieur le Ministre, mais j'aimerais tout de même avoir un mot sur cette image que nous avons vue, où il n'a pas serré la main de votre homologue allemande, Annalena Baerbock. Il faut également le savoir, Ahmed al-Charaa était à la tête d'Idleb, où ils ont eu une sorte de mini Etat, où il y avait un tribunal islamique religieux. Est-ce que ce sont des signaux qui vous laissent penser que ces initiatives que vous avez demandées vont être prises en compte ?

R - Est-ce que j'aurais préféré que la main de ma collègue Annalena Baerbock soit serrée ? La réponse est évidemment oui. Est-ce que c'était l'objet principal de notre déplacement ? La réponse est non. Je vous l'ai dit, l'objet principal, ce qui m'a convaincu d'aller à la rencontre de cette autorité de fait, des représentants de la société civile et à l'ambassade que nous avions quittée il y a douze ans, c'est la sécurité des Français.

Q - J'aimerais qu'on parle du Liban, Monsieur le Ministre, parce que vous vous y êtes énormément investi, dans ce dossier. Le Président va s'y rendre prochainement. Et depuis quelques heures, nous avons un nouveau président du pays, un chrétien maronite, comme le veut la tradition, M. Aoun. Mais la frange armée du Hezbollah, bien qu'affaiblie, reste une force politique. Ils ont essayé de faire barrage, de présenter eux-mêmes leur propre candidat. Est-ce que c'est encore acceptable, que le Hezbollah fasse sa loi ?

R - D'abord, je veux dire qu'on entend parfois, y compris sur ce plateau, des observateurs affirmer que la voix de la France ne compte plus dans le monde. Moi, ce que je constate, c'est que c'est grâce au travail de la diplomatie française, sous l'impulsion du Président de la République, que nous avons obtenu des succès diplomatiques majeurs au Liban. Nous avons obtenu un cessez-le-feu qui a mis fin à une guerre qui avait fait plus de 4.000 morts, qui menaçait de précipiter le Liban dans l'effondrement, avec plusieurs centaines de milliers de personnes déplacées, et une situation humanitaire qui commençait à s'aggraver. Nous avons mis en place avec nos partenaires américains un mécanisme pour faire en sorte que ce cessez-le-feu tienne. Le cessez-le-feu tient. Il est fragile, il est progressif, mais il tient. Les troupes israéliennes ont commencé à se retirer du Sud du Liban - qu'elles occupaient - et le Hezbollah poursuit son désarmement du Sud. C'est une bonne nouvelle et une bonne chose.

Et enfin, nous avons cette semaine une nouvelle que nous attendions depuis plus de deux ans maintenant : l'élection d'un Président de la République. Nous avons beaucoup oeuvré, y compris avec Jean-Yves Le Drian, qui y a passé pas mal de temps. J'étais, la semaine dernière, quatre jours au Liban pour amener les responsables libanais à surmonter leurs querelles et prendre cette décision essentielle pour amorcer le redressement politique du Liban. C'est une bonne chose. Ça va permettre de poursuivre les efforts qui ont été les nôtres, puisque que maintenant s'ouvre le chapitre du renouveau institutionnel du Liban, mais aussi de la reconstruction, car les dégâts de la guerre sont considérables. Ça n'aurait pas été possible sans l'élection présidentielle, qui elle-même n'aurait pas été possible sans le cessez-le-feu. Donc je suis très heureux que nous puissions faire avancer le Liban dans la bonne direction.

Q - Ça veut dire que les 100 millions d'euros, maintenant vous avez un interlocuteur pour envoyer cet argent ?

R - Merci de rappeler que non seulement nous nous sommes mobilisés sur le plan sécuritaire avec le cessez-le-feu, sur le plan politique avec l'élection présidentielle, mais aussi sur le plan humanitaire, puisque nous avons accueilli le 24 novembre dernier la Conférence internationale de soutien au peuple et à la souveraineté du Liban, qui a permis de rassembler plus d'un milliard de dollars, dont 100 millions d'euros d'engagements français qui ont presque intégralement été décaissés, 100 tonnes de fret humanitaire qui ont été acheminées jusqu'au Liban. Mais heureusement, grâce au cessez-le-feu, la situation humanitaire s'est améliorée, les centaines de milliers de personnes déplacées ont pu rentrer, pour certaines d'entre elles, rentrer chez elles. Donc tout cela est fragile mais va dans la bonne direction. Et nous nous tiendrons aux côtés des Libanaises et Libanais pour que ce chemin sur lequel ils ont commencé à s'engager soit bien le chemin de la stabilité et de la souveraineté.

Q - Dernière question sur l'Afrique de l'Ouest, Monsieur le Ministre. Le Président a récemment dit ceci : "Ce n'est pas parce qu'on est polis et réorganisés qu'il faut nous faire passer pour chassés d'Afrique". Comment qualifier la situation au Niger, quand on a vu l'ambassadeur être séquestré dans l'ambassade, puis toutes ces troupes qui sont parties de ces nombreux pays africains ?

R - C'est une situation qui est difficile dans certains des pays africains, mais qui ne résume pas la relation entre la France et l'Afrique.

Q - On n'a pas été chassés ?

R - La France a profondément renouvelé sa relation avec l'Afrique, qui n'est plus du tout fondée que sur cette présence militaire, que nous avions apportée pour lutter contre le terrorisme ou à la demande de certains pays pour les aider à garantir leur sécurité et leur souveraineté. Notre relation avec l'Afrique, comme je le disais tout à l'heure quand on parlait de l'Algérie ou du Maroc, est désormais fondée sur une perspective d'avenir. Elle brosse tous les volets de la coopération : économique, sociale et culturel. C'est ce que nous avons réussi à construire avec le Maroc, ce que nous construisons avec le Nigeria et avec beaucoup d'autres pays. Parce que l'Afrique est un continent - c'est le Président de la République qui l'a dit - d'opportunités et de croissance, c'est avec ce continent que nous voulons bâtir l'avenir.

Q - Merci Jean-Noël Barrot ! Je vous laisse rester avec nous juste quelques secondes, avec Alain Bauer, qui vient de nous rejoindre en plateau.

(...)

Q - Monsieur le Ministre, la règle d'usage : je vous laisse répondre à ce que vient de dire Alain Bauer.

R - Je pense que sur la base de quelques principes simples, on peut avancer en suivant l'intuition - vous l'avez très bien décrite - du Président de la République, qu'il a exprimée très tôt, lors de son premier mandat, notamment en 2017 dans son discours d'Ouagadougou. Premier élément : l'Afrique appartient aux Africains.

Deuxième élément : il y a un travail de mémoire à accomplir. Je faisais référence tout à l'heure à la reconnaissance récente par le Président de la République, le 1er novembre dernier, de l'assassinat de Larbi Ben M'hidi, qui fait suite à tous les travaux de la commission Stora. Je pourrais parler du Sénégal, puisque vous l'avez cité : j'ai moi-même, le 1er décembre, délivré, au nom du Président de la République, un message lors des commémorations du massacre de Thiaroye, qui est un des autres exemples très concrets de ce travail mémoriel que nous avons conduit.

Troisième point : c'est le développement de nouvelles coopérations qui regardent vers l'avant, je le disais tout à l'heure, qui brossent tous les sujets - la coopération dans le domaine économique, culturel, scientifique - et qui engage notre avenir, l'avenir de la relation que nous entretenons avec chacun de ces pays sur des bases beaucoup plus solides, sans doute beaucoup plus saines. C'est ce que nous appelons l'"agenda de transformation" de notre relation avec l'Afrique et que nous mettons en oeuvre avec beaucoup de pays. Et c'est vrai, pas toujours dans l'Afrique francophone. Ça tire aussi vers l'Afrique anglophone, Afrique lusophone. On a eu encore un voyage en Ethiopie qui a porté un certain nombre de fruits. En poursuivant sur ce chemin-là - et ce sont les Africains qui nous le disent -, en continuant à cultiver, y compris dans les pays où aujourd'hui la relation n'est pas au beau fixe, les liens avec la société civile, en expliquant ce projet qui est le nôtre, je suis sûr que même avec les pays avec lesquels on a aujourd'hui des difficultés, on parviendra à terme à bâtir ces partenariats qui sont fondés sur des intérêts mutuels et bien compris.

Enfin, sur la plateforme, c'est vrai qu'on n'a pas le Commonwealth, mais on a une autre plateforme qui est intéressante, même si elle ne permet pas d'embrasser toute l'Afrique, une bonne partie de l'Afrique y est associée : c'est la Francophonie, qui rassemble plus de 300 millions de locuteurs à travers le monde, dont une partie importante en Afrique. Elle permet non seulement de prendre des initiatives diplomatiques ensemble, mais aussi d'établir, au travers de cet univers de la langue française, un certain nombre de coopérations. Et puis j'ajoute, pour terminer, que nous avons un autre partenaire qui lui, je dirais, représente l'Afrique : l'Union africaine, avec laquelle, lors de mon récent déplacement en Ethiopie, j'ai réactivé le dialogue, de manière à ce que sur un certain nombre de sujets qui ont trait aux relations entre la France et l'Afrique, mais aussi les sujets de la gouvernance mondiale, les grands enjeux, la réforme de l'ONU, etc., nous puissions travailler dans la même direction. Parce que, sur ces sujets, on est en phase avec l'Afrique.

Q - Merci beaucoup, Monsieur le Ministre. Vous revenez quand vous voulez. J'espère que vous reviendrez très prochainement.

R - Merci beaucoup pour l'invitation.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 janvier 2025